• C'est un matin de printemps. La brise balaie les trainées de poussière sur le parking des ambulances. Vrombissement des voitures qui arrivent à pleine vitesse et ne prennent pas la peine de se garer. La ville dort mais l'hôpital est bien réveillé. Tourbillon des sons indistincts qui s'échappe de derrière la porte vitrée qui chuinte à chaque passage d'une blouse blanche. Le monde se confond dans l'urgence des premiers soins. Dans la salle d'attente, le cri strident d'une fille à l'agonie, assise toute droite, le dos raidi, sur le brancard qu'on précipite dans une salle fermée. Encore une plainte étouffée derrière la porte. La douleur sourde qui la ronge, qui les ronge, tous, les consume. Ils hurlent pour réclamer du secours, ils montrent leurs plaies béantes éhontément, ils veulent qu'on reconnaisse leur souffrance mais elle se tait. Au milieu de la multitude, elle est demoiselle en paix, comme dans un rêve.

    Milieu du service d'urgences de Paris. Neuf heures du matin. Les corps tordus de douleur vont et viennent, les brancards comme des tapis volants portés par des blouses blanches, bleues, roses. Des files d'autres patients attendent leur tour plus ou moins patiemment, les traits tirés par la fatigue. Accompagnés d'inconnus, entourés d'anonymes, perdus au milieu de leur égoïsme qui leur empêche de voir le monde autour d'eux. Mais c'est normal, ils ont mal. Ballet des blouses blanches ballotées ici et là suivant les cris et les sons stridents des bipeurs. Impossible de distinguer un visage, un homme, une femme. Il n'y a que des blouses, des aiguilles, des stéthoscopes, des ordres lancés à des infirmières tout aussi inexistantes.

    Elle entre dans ce monde mais elle est toujours dans son propre univers. Elle est seule, vêtue seulement d'une chemise trop grande, qui lui fait guise de tunique, ses pieds nus recroquevillés contre le froid du carrelage. Elle n'est pas sûre de savoir où elle a mis ses chaussures et si elle en a encore une paire chez elle. Il faudra qu'elle vérifie en rentrant. Cheveux bruns en bataille, reflets roux sous la lumière crue des halogènes au plafond. De grands yeux verts au regard distant. Les yeux flous, elle ne voit rien. Les dernières traces sur sa peau d'un bronzage disparu depuis longtemps, reliquat d'une vie sociale sous le soleil qui n'existe plus. Pour elle il n'y a plus que de l'obscurité dans le ciel, l'infini de l'espace cosmique dans lequel elle n'est rien.

    « Remplissez cette fiche de renseignements s'il vous plait. »

    Une nouvelle blouse blanche à l'air blasé lui tend une feuille et elle parcourt des yeux les questions qu'on lui pose. Maladies ? Aucune. Symptômes ? Aucun. Raison de sa visite ? Elle même ne le savait pas vraiment. Nom, prénom, adresse ? Elle a oublié. Ne prend pas la feuille car elle n'a rien à y écrire.

    « Mademoiselle, s'il vous plait, il y a des gens qui attendent avec des problèmes graves. Vous êtes aux urgences là. Vous avez bu ? Consommation de produits illicites ? »

     Les gens ont l'air plus mal en point qu'elle, elle le sait. Elle devrait laisser la place. Abnégation de soi devant le sang qui coule. Les larmes n'ont aucune valeur ici bas, et de toute façon, elle ne pleure plus. Elle fixe un point dans le vide, derrière la tête de la blouse blanche. Fait un signe de tête mais personne ne saurait si c'était un hochement d'approbation ou de négation. Elle même n'en sait rien. Que faisait elle quelques minutes auparavant ? Qui était elle avant de rentrer aux urgences à 9 heures ce matin ?

    « Bon. Mademoiselle. Il y a vraiment des gens qui attendent. Qu'est ce que vous faites là ? »

    Ca elle sait. Elle peut répondre. Alors un grand sourire rêveur se dessine sur son visage.

    « Je sais. Je vais mourir. »

    Sa voix est rauque de ne pas avoir parlé depuis longtemps et son haleine sent la cigarette. Elle se répète.

    « Je vais mourir. »

     « Allons bon. Et pourquoi donc ? Qu'est ce que vous avez ? »

     L'air blasé de la blouse qui lève les yeux au ciel.

     « Rien. Je vais mourir. Je n'ai rien. C'est pour ça que je vais mourir. »

     « Bon. Allez en urgences psy. Deuxième étage. Ils verront ce qu'ils peuvent faire pour vous là bas. »

    La blouse blanche s'est déjà intéressée à quelque chose de plus intéressant. Une blessure sanguinolente plutôt que son esprit dérangé. Elle prend conscience soudain de sa semi nudité face à la foule et tire nerveusement sur le bas de sa chemise. Mais elle doit se battre, c'est pour ça qu'elle était venue, non ? Elle devait faire passer son message mais elle n'avait plus la force de hurler comme les autres, trop épuisée pour être fatiguée, trop sensible pour ressentir quelque chose. Elle se tourne vers la file d'attente qui attend, exaspérée du temps qu'elle leur fait perdre, et d'une voix claire :

    « Je vais mourir. »

     Elle tourne le dos et sort des urgences. Déjà elle ne sait plus ce qu'elle faisait là bas. Entame une nouvelle étape dont elle ne connaît ni le déroulement, ni l'issue. Elle ne cherche plus à connaître la fin depuis longtemps. On ne la revit pas.

     

    Urgences


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  • Le jardin de Maman était la plus belle chose que j'avais jamais vu et Maman, la plus belle femme que j'avais jamais rencontré. Je me souviens de m'être promené avec elle un million de fois peut être, traversant les allées de gravier, à pas lents et mesurés. Maman s'arrêtait au détour d'un chemin pour s'attarder sur une rose qu'elle trouvait plus resplendissante que les autres, pour humer le parfum délicat d'un lys éclatant sous la lumière du soleil de printemps. Comme j'aurais aimé qu'elle se tourne parfois vers moi comme elle se tournait vers ses fleurs, la même adoration, la même tendresse dans le regard, au lieu de cette froideur dont elle me gratifiait ! Mais quand nous étions dans le jardin de Maman, elle n'était pas la même, et pour chaque caresse adressée à une de ses plantes adorées, je sentais son amour maternel détourné qu'elle exprimait comme elle le pouvait. 

    Quand Maman était malade, elle me faisait chercher à n'importe quelle heure du jour pour venir l'accompagner dans son jardin, pour qu'elle se ressource et j'aimais ces moments chéris plus que les autres encore parce que dans sa faiblesse, elle s'appuyait un peu plus sur mon bras et se laissait un peu plus aller, perdant un peu de sa contenance rigide qui l'éloignait tant de moi et de mes états d'âme incontrôlés. Et chaque fleur qu'elle passait était mon cœur désolé, rouge et palpitant encore au milieu des couleurs chatoyantes et des pétales lustrés. J'attendais impatiemment le jour où elle cueillerait mon âme plutôt qu'une de ces fleurs damnées. Et je me sentais étranger au milieu des rayons brûlant du soleil sur les corolles irisées, laid face à toute cette beauté. Et je comprenais que Maman choisisse ses fleurs plutôt que moi.

    Jamais je n'avais osé me promener seul dans le jardin de Maman même si la tentation était grande car j'avais peur de Maman et de son regard sombre quand elle répétait son interdiction catégorique pour moi et mes frères d'y mettre les pieds. Mais j'étais le seul à avoir le droit de l'y accompagner, une fois de temps en temps. Mes frères disaient qu'ils n'en avaient que faire, que les jardins ne les intéressaient pas, et ils préféraient courir, crier, explorer le monde alors que je me renfermais dans mon monde intérieur de lecture et de balades dans le jardin de Maman. Chaque jour où je m'asseyais à mon bureau pour mes exercices d'écriture, je me trouvais perdu dans le paysage du jardin que j'apercevais par la fenêtre devant moi, et mes yeux se perdaient dans les allées, mon cœur battait au rythme des fleurs que j'imaginais pouvoir voir onduler dans le vent, mon âme courait au travers du gui pâle tranchant sur le vert profond de l'herbe florissante. J'étais Alice découvrant le jardin de l'autre côté du miroir et je me voyais me perdre dans ce labyrinthe absurde, bercé par mes rêves d'interdit. Alors seulement, tiré de mes rêveries, je me rendais compte qu'une heure déjà avait passé sans que je n'écrivisse la moindre ligne.

    Le jardin de Maman accaparait mon esprit, devenait une obsession dont je ne pouvais me défaire et je cherchais toujours le moindre moyen pour l'accompagner. J'accueillais avec bonheur ses jours de maladie quand je la portais presque au milieu des haies de rhododendrons, et je défaillais de joie quand après un jour de forte pluie ou de vent destructeur, Maman devait descendre dans son jardin pour soigner ses pauvres plantes flétries et me laissait venir avec elle. Je m'asseyais sur le banc de bois ciré au milieu du parterre de jonquille et je restais ainsi des heures à la regarder, accroupie dans sa longue robe flottante, ses mains blanches tachées de terre et une mèche folle de cheveux noirs sur son haut front perlé de sueur. Jamais je ne l'avais vu plus belle. Je n'osais pas parler et elle ne tentait pas non plus de commencer une conversation, perdue dans son jardin comme si elle soignait son âme - et la mienne peut être, inconsciemment. Elle offrait à ma vue son jardin et elle n'avait rien de plus à dire. Ses mains enterraient et déterraient agilement ses secrets, elle arrosait nos souvenirs parfumés de nostalgie. Maman ne parlait pas mais son jardin parlait pour elle, et je répondais à son jardin, de peur de lui répondre à elle.


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