• La fièvre des chiffres - Les sept péchés capitaux

    Comme toujours, je suis désolée de ne pas avoir posté pendant si longtemps et j'ai encore le vague espoir qu'un jour j'aurais enfin un programme de publication précis auquel je me tiendrais. Mais ne rêvons pas trop. Et comme toujours, je suis particulièrement reconnaissante que vous soyez toujours là après tout ce temps ! Merci à vous et bonne lecture. Voici donc l'avant dernier texte de la série des sept péchés capitaux, l'avarice.

    OoO

    Quand on travaille dans le monde de la finance, on apprend la valeur de l'argent. On comprend le sens derrière les rangées de chiffres qui défilent devant nos yeux, on voit la lumière qui étincelle sur des rangées de lingots quand vraiment ce ne sont rien d'autres que des données informatiques. On fait enfin le lien entre les signes et leur valeur et désormais voir un nombre astronomique s'afficher sur l'écran quand on ouvre son compte devient la plus grande jouissance dont on n'a jamais rêvé. C'est la seule preuve dont on a besoin pour expliquer notre regard condescendant sur les autres dans la rue, cette supériorité permanente dans notre manière d'être ou simplement cette façon de rentrer dans une banque comme si nous étions des rois, avec cette dignité qu'ont seulement les gens riches. Quand on travaille dans le monde de la finance, on apprend vite tout cela. On commence à comprendre et du jour au lendemain, on a accès à un tout nouveau monde, on voit enfin ce qui se passe dans la tête de ces gens riches à en crever.

    Pourtant, je n'ai jamais eu beaucoup d'argent. Jamais de chiffres faramineux qui apparaissaient sur l'écran quand j'ouvrais mon compte, plutôt des nombres trop courts qui me faisaient grimacer, en pensant à notre anniversaire de mariage avec Madeleine, et tous ces beaux projets que je ne pourrais jamais financer. Surtout que Madeleine n'a jamais vraiment compris le principe des économies. Elle ne voit pas comme je le fais le sens derrière les chiffres, la valeur derrière les lignes informatisées. Comme toute femme qui se respecte, elle brûle nos précieux billets en dépenses inutiles. "Oui mais tu comprends, chéri, je n'avais plus que deux jeans dans mon armoire..." ou alors "Mais je voulais te faire plaisir, je pensais que ça te plairait que j'achète un nouveau parfum hors de prix ! Tu ne veux pas que je me sente bien dans ma peau, c'est ça ?"

    Elle ne comprenait pas et elle ne comprendra probablement jamais. Je pense que les femmes ont toujours eu plus de mal que les hommes à comprendre ce genre de choses de toute façon. Cela les gêne dans leur mode de vie. Et alors qu'elle continuait ses achats de douceurs et de futilités hors de prix, je m'éloignais chaque jour de mon rêve, du nombre plein de zéros qui s'afficherait un jour quand j'ouvrirais mon compte. Alors, j'ai fait la seule chose que je pouvais faire avant qu'elle ne ruine complètement ma vie. J'ai ouvert un nouveau compte, juste pour moi, un qu'elle ne pourrait pas toucher, où elle ne pourrait pas piocher sans limites, un qu'elle ne pourrait pas vider. Je ne lui en ai pas parlé bien sûr, cela l'aurait vexé. J'étais prudent, attentionné ! Je lui versais déjà suffisamment tous les mois pour qu'elle continue sa petite vie emplie de produits de beauté et de gadgets inutiles.

    Mais le chiffre ne montait pas pour autant, pas assez vite. Ce n'était que des quantités infinitésimales que je gagnais chaque mois, pas suffisamment pour que cela fasse une réelle différence à la fin. Pas suffisamment pour que je devienne riche un jour, que je puisse marcher dans la rue comme si tout ici bas m'appartenait. Le chiffre semblait tellement minuscule face à ceux des gens dont j'ouvrais le compte tous les jours, des nombres tels que j'en rêvais, avec des suites de zéros à vous en faire briller les yeux. Eux, ils étaient de ces figures qui avaient les manières des riches, des gens que j'aspirais à fréquenter et pas juste dans un petit bureau à la banque avec leur regard condescendant pesant sur mes épaules. Ils avaient de l'argent, eux, de l'argent qu'ils n'utilisaient jamais. On leur annonçait le chiffre, ils hochaient de la tête sagement et ne revenaient que quand le chiffre en question avait à nouveau doublé. Ils avaient de l'argent et je n'en avais pas.

    J'ai fait ce que je devais faire, je suis devenu Robin des bois, volant aux riches pour redonner aux pauvres. Cet argent dormait depuis trop longtemps sans que quiconque ne comprenne sa vraie valeur, ce qu'il représentait, sans que personne ne l'admire pour ce qu'il était. Je l'ai simplement fait changer de coffre. Une fois. Puis deux, puis trois. Je devenais addict à ce sentiment extatique lorsqu'un chiffre faramineux apparaissait lorsque je consultais mon compte, cette euphorie à la simple idée de me savoir riche, qui me faisait sourire bêtement à des moments au hasard dans la journée, plus riche que la majorité d'entre vous. Vous ne comprendriez pas.

    En deux ans, j'avais réussi à atteindre un de ces chiffres magiques dont j'avais toujours rêvé, j'avais accompli ma destinée en quelque sorte. J'étais heureux. L'idée m'obsédait. Elle m'obsède toujours. Je faisais partie de ce cercle intime des riches condescendants mais dignes même si je ne pouvais pas vraiment le crier sur tous les toits pour ne pas avoir à expliquer comment j'avais gagné autant d'argent. Madeleine pouvait dépenser autant d'argent qu'elle le voulait sur son compte maintenant, je n'en avais plus rien à faire. Je fais toujours partie de ce cercle intime, privé, auquel vous n'aurez jamais accès avec vos revenus minables et vos vies misérables. Envoyez moi en prison, faites moi travailler quinze heures par jour, je n'ai jamais eu peur du travail. Faites de ma vie un enfer. Mais par pitié, laissez moi la jouissance d'un compte bien rempli, d'un nombre plein de zéros qui s'affiche sur l'écran même si je ne peux plus le consulter... Vous ne comprenez pas. On apprend à comprendre uniquement quand on travaille dans la finance.


  • Commentaires

    1
    CMB
    Mardi 7 Avril 2015 à 18:52

    "riches à en crever"… C'est joliment dit :)

    En tout cas c'est un beau texte sur l'argent et son pouvoir ; bravo !

    2
    Vendredi 11 Décembre 2015 à 20:05

    Cette obsession d'une quantité de zéros derrière le premier chiffre qui s'accumulent jusqu'à ne plus savoir comment se nomme le nombre. Et qui suscite la terrible angoisse que le nombre de zéros diminue, j'y ai déjà pensé. Et je ne comprends pas. Comment peut-on réduire une vie à un tel vide ? Quelle détresse intérieure ! Quelle pauvreté !

    Cette chasse au luxe, au loisir stérile, cette course aux objets, au confort électro-ménager, à la voiture puissante... Cette richesse qui éloigne de la vie quotidienne. De l'achat de la baguette et des plaisanteries avec la boulangère, de la confection d'un ourlet pour les pantalons des enfants, du coup de peinture qui va rajeunir la cuisine...Je ne comprends pas.

    Mais je reste volontiers bête et obtus face à ce refus du quotidien simplement humain, à cette mort de la relation, à ce désert de la vie intérieure, à cette isolement par l'argent qui éloigne des gens simples. Et je connais le prix de mon cours de peinture. Et j'attendrai pour prendre un cours de modelage. Parce que les deux, je ne peux pas. Ils ont, de ce fait, toute la valeur de leur prix et du plaisir que j'y trouve.

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