• Le jardin de Maman

    Le jardin de Maman était la plus belle chose que j'avais jamais vu et Maman, la plus belle femme que j'avais jamais rencontré. Je me souviens de m'être promené avec elle un million de fois peut être, traversant les allées de gravier, à pas lents et mesurés. Maman s'arrêtait au détour d'un chemin pour s'attarder sur une rose qu'elle trouvait plus resplendissante que les autres, pour humer le parfum délicat d'un lys éclatant sous la lumière du soleil de printemps. Comme j'aurais aimé qu'elle se tourne parfois vers moi comme elle se tournait vers ses fleurs, la même adoration, la même tendresse dans le regard, au lieu de cette froideur dont elle me gratifiait ! Mais quand nous étions dans le jardin de Maman, elle n'était pas la même, et pour chaque caresse adressée à une de ses plantes adorées, je sentais son amour maternel détourné qu'elle exprimait comme elle le pouvait. 

    Quand Maman était malade, elle me faisait chercher à n'importe quelle heure du jour pour venir l'accompagner dans son jardin, pour qu'elle se ressource et j'aimais ces moments chéris plus que les autres encore parce que dans sa faiblesse, elle s'appuyait un peu plus sur mon bras et se laissait un peu plus aller, perdant un peu de sa contenance rigide qui l'éloignait tant de moi et de mes états d'âme incontrôlés. Et chaque fleur qu'elle passait était mon cœur désolé, rouge et palpitant encore au milieu des couleurs chatoyantes et des pétales lustrés. J'attendais impatiemment le jour où elle cueillerait mon âme plutôt qu'une de ces fleurs damnées. Et je me sentais étranger au milieu des rayons brûlant du soleil sur les corolles irisées, laid face à toute cette beauté. Et je comprenais que Maman choisisse ses fleurs plutôt que moi.

    Jamais je n'avais osé me promener seul dans le jardin de Maman même si la tentation était grande car j'avais peur de Maman et de son regard sombre quand elle répétait son interdiction catégorique pour moi et mes frères d'y mettre les pieds. Mais j'étais le seul à avoir le droit de l'y accompagner, une fois de temps en temps. Mes frères disaient qu'ils n'en avaient que faire, que les jardins ne les intéressaient pas, et ils préféraient courir, crier, explorer le monde alors que je me renfermais dans mon monde intérieur de lecture et de balades dans le jardin de Maman. Chaque jour où je m'asseyais à mon bureau pour mes exercices d'écriture, je me trouvais perdu dans le paysage du jardin que j'apercevais par la fenêtre devant moi, et mes yeux se perdaient dans les allées, mon cœur battait au rythme des fleurs que j'imaginais pouvoir voir onduler dans le vent, mon âme courait au travers du gui pâle tranchant sur le vert profond de l'herbe florissante. J'étais Alice découvrant le jardin de l'autre côté du miroir et je me voyais me perdre dans ce labyrinthe absurde, bercé par mes rêves d'interdit. Alors seulement, tiré de mes rêveries, je me rendais compte qu'une heure déjà avait passé sans que je n'écrivisse la moindre ligne.

    Le jardin de Maman accaparait mon esprit, devenait une obsession dont je ne pouvais me défaire et je cherchais toujours le moindre moyen pour l'accompagner. J'accueillais avec bonheur ses jours de maladie quand je la portais presque au milieu des haies de rhododendrons, et je défaillais de joie quand après un jour de forte pluie ou de vent destructeur, Maman devait descendre dans son jardin pour soigner ses pauvres plantes flétries et me laissait venir avec elle. Je m'asseyais sur le banc de bois ciré au milieu du parterre de jonquille et je restais ainsi des heures à la regarder, accroupie dans sa longue robe flottante, ses mains blanches tachées de terre et une mèche folle de cheveux noirs sur son haut front perlé de sueur. Jamais je ne l'avais vu plus belle. Je n'osais pas parler et elle ne tentait pas non plus de commencer une conversation, perdue dans son jardin comme si elle soignait son âme - et la mienne peut être, inconsciemment. Elle offrait à ma vue son jardin et elle n'avait rien de plus à dire. Ses mains enterraient et déterraient agilement ses secrets, elle arrosait nos souvenirs parfumés de nostalgie. Maman ne parlait pas mais son jardin parlait pour elle, et je répondais à son jardin, de peur de lui répondre à elle.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 26 Juin 2016 à 22:25

    Un jardin au Pôle Nord, peut-être.

    Les fleurs y seraient congelées par la caresse glaciale de la jardinière.

    Quelques bonnes bourrasques de foehn seraient bienvenues avec courant ascendant de mère à fils.

     

    2
    Andaan
    Jeudi 30 Juin 2016 à 18:13

    Maman s'est perdue dans les fleurs, et ignore le coeur hurlant de son dernier... Elle ne doit guère être heureuse, cette femme qui aime plus les fleurs que ses enfants. Les a-t-elle au moins choisis, comme elle a choisi les lys et les roses à planter? Ou lui a-t-on imposé cette descendance bruyante et mobile? 

     

    (seule remarque : au début tu conjugues au féminin puis le reste du texte est au masculin ("m'être promenée"))

     

    Toujours un beau texte que tu nous offres ici. Merci

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :