• Invisible

    Je n'ai été vu que quand je suis devenu invisible. Pendant des années, j'étais celui qu'on ne voyait pas. Les regards glissaient sur moi sans s'arrêter. A l'école, j'étais celui dont les profs ne retenaient jamais le prénom. Quand en quatrième j'ai demandé à ce qu'on le change, ils ont rapidement acquiescé, mais ils n'ont jamais vraiment essayé par la suite. Je n'ai jamais osé les reprendre. Peut être que finalement je ne voulais pas attirer l'attention non plus. Il y a des avantages à ne pas être vu. Les autres élèves n'ont rien dit quand j'ai coupé mes cheveux. A la maison, mes parents faisaient les autruches, la tête dans le sable pour ne pas entendre les mots qu'ils ne voulaient pas accepter. Apparemment il n'y avait rien de plus terrible que les termes de dysphorie et de transgenre. Ils m'ont laissé faire comme je voulais, alors je n'en ai pas demandé plus.

    Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Je préfère ne pas m'attarder devant le miroir. Des traits trop féminins qui me minent le moral. Quelques cicatrices, mais elles passent inaperçues sous les manches longues de mon uniforme. Je ferme les yeux sur ce qui fait mal moi aussi, je fuis comme les autres. Je nie mon corps comme les autres oublient mon existence. Mais progressivement mes contours ont commencé à s'effacer. Je ne saurais pas vraiment comment l'expliquer. Ca ne s'était jamais vu auparavant. J'étais devenu flou. Les gens s'y reprenaient à deux fois quand ils me voyaient. Au lieu de sentir leur regard glisser sur moi comme d'habitude, je savais désormais que si je me retournais, je verrai leurs yeux inquisiteurs portés sur moi, les sourcils froncés, comme pour essayer de déchiffrer l'énigme que j'étais devenu.

    Et puis je suis devenu translucide. Mes parents ont laissé les médias venir chez nous. Ils ont pris des photos de ma peau, tellement fascinés par sa disparition progressive qu'ils n'ont pas vu les trainées rouges qui la marquaient. Des scientifiques sont venus aussi. Ils me tiraient les cheveux, prenaient mon sang puis se réunissaient dans un coin de la maison, pour parler entre confrères, me jetant de petits regards inquiets. J'étais sous le feu des projecteurs, littéralement. Tout le monde connaissait mon prénom. Enfin celui que mes parents m'avaient donné à la naissance, pas celui que j'avais choisi pour moi-même. Mais pour une fois j'étais regardé, et une part de moi aimait bien l'attention. A défaut de corps, tout le monde faisait attention à moi. La voisine d'à côté m'a fait des cookies. A défaut d'avoir une voix, tout le monde connaissait mon histoire. Avec l'argent des interviews et de la recherche scientifique, mes parents ont refait ma chambre. Les gens à l'école voulaient une photo avec moi. Avec ce qu'il restait de moi. Je souriais mais le rouge de mes lèvres avait disparu.

    Et puis j'ai compris pourquoi tout le monde était si gentil avec moi. Le processus ne s'arrêtait pas. Un jour, je n'ai pas réussi à distinguer mon reflet dans le miroir. Je suis devenu une ombre, ma voix paraissait lointaine. Les gens ont commencé à croire que tout cela n'était qu'un coup monté, un jeu de lumières et quelques micros cachés. A l'école, on a peint des insultes sur mon casier. J'avais de plus en plus de mal à l'ouvrir de toute façon, mes mains incapables de prendre fermement le cadenas pour composer le code. J'ai arrêté d'aller à l'école. J'étais si faible que je devais rester alité presque tout le temps, dans ma nouvelle chambre, fraichement repeinte. J'entendais les cris de mes parents dans le salon, les larmes de maman. Elle disait qu'elle voulait sa fille. Habituellement j'aurai grimacé à sa formulation. Mais je devenais incapable de ressentir des émotions, des pensées. Elles disparaissaient en même temps que mon cerveau.

     

    En peu de temps, il ne restait plus rien de moi. Plus de pensées, plus de cœur, plus de corps. Maman a fait une dépression. Désormais, elle aussi avait des traces rouges sur ses bras, mais Papa s'en est rendu compte et il l'a emmené voir une psy à qui elle a pu parler, qui l'écoutait, qui la voyait. Papa ne parlait presque plus. Il travaillait beaucoup. Son chef préoccupé lui a donné des congés supplémentaires qu'il n'a pas voulu prendre. Alors il lui a donné une prime, pour réussir à passer ces moments sombres. Et moi ? Ma chambre est devenu un bureau pour Papa. On n'avait pas de corps à enterrer mais ils ont quand même dressé une tombe. Avec un nom de fille en lettres dorées. Pas de photo. Maman refusait de venir au cimetière, parce qu'elle disait que c'était trop pour elle. L'espace d'un instant, le monde entier s'était contracté autour de moi et puis comme une boule en mousse qu'on arrête de serrer, il avait repris sa forme initiale, son fonctionnement habituel. Je n'ai été vu que quand je suis devenu invisible. Et ensuite ? Il n'y avait plus rien à voir.


  • Commentaires

    1
    Jamie
    Mercredi 3 Mai 2017 à 11:06

    Texte à couper le souffle 

    2
    Mercredi 3 Mai 2017 à 13:07

    Merci !

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