• Ils sont ceux qu'on ne voit pas et qu'on ne veut pas voir. Ceux face à qui on détourne le regard, gênés. Face à qui on se sentirait mieux si on pouvait changer de trottoir sans avoir l'air de les fuir trop ouvertement. La municipalité connaissait la gêne.  Ils se sentaient attaqués par ces hommes et ces femmes qui occupaient ses bars, demandaient l'aumône, cherchaient du travail auprès de ses habitants. Alors elle les avait gentiment reconduits à la frontière de la ville. Ils ne se sont pas plaints. Ils avaient l'habitude de vivre à la frontière du monde, enfermé dans leur communauté solitaire mais si proche du reste de la population. Un mur entre eux et les gens "normaux". Ils ne sont jamais vraiment présents, jamais vraiment absents. Ils restent perdus dans des limbes invisibles, entre l'Enfer et le Paradis. Ils ne sont ni foncièrement bons ni foncièrement mauvais. On a tendance à l'oublier mais ils sont surtout humains.

    Ils ont choisi un  terrain qui ne leur appartenait pas, et l'ont fait leur. C'était le territoire de leur famille, un territoire qui n'était à personne. Ils n'étaient personnes. Légalement, ils n'ont pas le droit d'être là, le terrain vague appartenait à la municipalité. Mais la municipalité ne dit rien de peur d'avoir à faire face à ses problèmes, aux gens qui meurent de froid et de faim à ses portes. Ils sont restés une faille dans un dossier, un blanc administratif disparu sous une pile croulant de dossiers qui ne seront probablement jamais traités. Légalement, ils n'existent pas.

    Pourtant, ils sont restés sur leur terrain vague, bien présents, trop présents pour ceux qui devaient affronter leur regard sombre jour après jour. On dit que "ça ne fait pas bien d'avoir des gens comme ça, juste à côté de la ville. Ils vont faire fuir les gens et ils vont transmettre des maladies". Et puis "je n'ose plus laisser mes jeunes courir librement dans la ville. Il y a eu tellement d'histoires, comme quoi certains d'entre Eux sont des voleurs d'enfants…". Mais les gitans ferment les yeux et jouent les sourds. Ils ont l'habitude. Ils font grincer leurs caravanes métalliques, mais les urbains l'interprètent comme le souffle du vent. La fumée de leur feu n'est pour eux rien d'autre qu'une brume trop sombre, trop âcre et trop dense. Les cris de leurs enfants ne sont que des échos qui se réverbèrent dans un terrain vague qu'on se force à voir abandonné.  Quand les hommes vont dans les bars, on les sert en détournant leur regard. On les invite à s'asseoir au fond de la pièce dans l'ombre, pour ne pas repousser les clients qui paient bien, eux. On fait abstraction du fait qu'ils paient leur verre comme les autres. Leurs femmes toisaient les femmes blanches de leurs yeux noirs quand les hommes s'approchaient trop d'elles, et elles restaient plantées là, portant tout contre elles leurs enfants comme des preuves de leur union avec ces hommes volages, une manière de se légitimer contre les passions infidèles.

    Face au regard fuyant mais condamnatoire des passants, ils sont tous là. Le vieux disparait sous ses rides, s'effondre sur lui-même jusqu'à devenir absence de matière. La bouche édentée de sa femme ne laisse plus passer les mots, et perdant sa voix, elle perd son identité, elle n'est plus qu'une figure rabougrie près du feu, les yeux fixés sur les flammes des heures durant avant de rentrer dans sa caravane pour aller se faire une tasse d'eau chaude dans laquelle elle jette quelques feuilles aromatiques. Quand elle boit, l'eau coule le long de son menton car ses mains tremblent tellement qu'elle ne peut pas boire correctement. Les fils affichent leurs airs bourrus, parlent fort et se battent quand ils ont trop bu. Le reste du temps, ils ravalent leur fierté sous le regard dédaigneux des hommes qui les voient comme des moins que rien, et pestent contre les femmes qui ne les perçoivent pas comme suffisamment hommes pour les accueillir dans leurs bras. Ils ne sont dans le camp que le soir, pour manger devant le feu. Le reste du temps, ils sont les seuls à entrer dans la ville, à la recherche d'un travail, d'une femme, d'une pinte de bière, n'importe quoi. Une manière d'exister. De ne pas disparaitre. Les filles ont vite appris à devenir invisibles derrière les cris des gamins, qui courent à moitié nus dans la terre meuble, salissent leur peau tannée, et couvrent de poussière leurs cheveux noirs. Elles restent bien droites, dans leurs yeux brillant l'ardeur d'une dignité à conserver, un enfant sur la hanche et l'autre au bout du bras. Elles sont tellement fines qu'elles en sont maigres, flottant dans leurs jupes flottantes, le visage creusé et le ventre bombé, par la faim et par la grossesse. Et ce ventre seul semble les ancrer dans le sol et les empêcher de s'envoler. Quant aux enfants, ils n'ont pas été déclarés dans la moindre mairie, nés au fond d'une caravane miteuse, chanceux quand ils avaient encore une mère mais insouciants, voyant leurs parents dans chacun des membres de la communauté. Parfois même ils n'avaient pas de vrais noms : ils étaient "gamin", "p'tiot"… Et tous évoluaient dans l'ignorance de leur famille qui n'existait pas.


    1 commentaire
  • Ceci est un texte écrit en collaboration avec un ami et qui me tient donc beaucoup à coeur. Tout comme la création de ce texte, sa publication se fera en quatre parties, une fois par mois (je pense, mais tout le monde me connait, je vais encore avoir la flemme et oublier de poster...). En tout cas, sachez que la partie en prose est de moi alors que la partie rimée est de mon ami. Bonne lecture !

    OoO

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