• 3+3 = 6 ; 6-2 = 4; 4-4 = 0. Toujours finir par zéro. Même si on en a pas besoin. C'est une finalité en soi. Et dans ce genre d'endroits, le meilleur moyen de ne pas totalement perdre conscience de qui on est. Le bureau est immense, immonde. Et derrière chacune des tables, un homme en costard qui tape avec frénésie sur sa machine à calculer. Aucun ne revient au zéro. Plus aucun ne doit se souvenir de qui il est vraiment. Une suite de chiffres probablement. Et elle, elle se demande qui ils sont, se dit que ça devrait être drôle de les calculer, ces hommes en costards qui passent tant de temps sur leurs calculatrices ultra perfectionnées qu'ils en oublient de se calculer eux mêmes. Alors, elle s'avance dans le grand bureau, tandis que les hommes baissent les yeux sur leur travail de calcul, chipe une calculatrice à l'un d'entre eux, le sourire aux lèvres, et lui demande : "Dis... C'est quoi ton numéro ?" L'homme la regarde, fâché d'être perdu dans son calcul, sûr d'avoir à tout recommencer. Agacé, il répond: "Mon numéro ? Tu veux dire mon numéro de téléphone ?" Elle, elle soupire, joue avec les touches de la calculatrice. 27+2 = 29; 29-4-6-19 = 0. Elle relève la tête, plante son regard dans le sien : "Mais non, ton numéro. Celui qui te correspond..." Elle reste plantée là, rêveuse tandis que l'autre nage en pleine incertitude : "Mon numéro de carte d'identité, d'assurance ?" Encore une fois, elle soupire, plus fort encore. Balance la calculatrice sur la table. "Je suis sûre que mon numéro à moi, c'est le 0..." Et elle s'en va. L'homme en costard hausse les épaules, reprend sa calculatrice et continue ses calculs, sans même voir le 0 inscrit sur l'écran avant qu'il ne vienne encore une fois le noyer sous les nombres inutiles.


    1 commentaire
  • Ce matin, le réveil sonne à sept heures précises, comme tous les jours depuis quinze ans. L'homme se réveille lentement, sort de son lit, et file prendre une douche glacée comme tous les jours depuis quinze ans. Un café noir lui suffira pour tenir la journée et déjà il enfile son costume gris, comme le ciel pollué de la grande ville. Même plus besoin de regarder la montre à son poignet pour savoir qu'il est exactement 7 heures 38, et qu'il est pile à l'heure. L'homme récupère la serviette de cuir qui l'attend sur le guéridon de l'entrée, juste à côté de ses clés. Au loin, de l'autre côté du petit appartement, il sait que sa femme est entrain de se réveiller lentement, mais qu'elle n'aura pas le temps de se lever et de rejoindre la porte d'entrée avant son départ. Alors il sort. Un tour de clés dans la serrure, longer le couloir, descendre à pied les trois étages menant au rez de chaussée, sortir dehors. Comme chaque matin depuis quinze ans, l'homme descend sur la grande avenue bondée par les hommes en costume gris, serviettes de cuir en main, qui savent parfaitement sans regarder leur montre qu'il est exactement 7 heures 42 et qu'ils ne sont pas en retard, comme tous les jours depuis quinze ans. Le bus de la ligne 68 arrive deux minutes exactement après que l'homme se soit arrêté sous l'abribus. Dans 13 minutes très exactement, il le déposera à une rue de son bureau, tous comme les autres hommes en costume gris et serviettes en cuir. Et juste avant huit heures, tous entreront dans leur bureau pour une nouvelle journée de travail. 

    Bien sûr, parfois l'homme aurait envie de se détacher de cette vie morne et sans intérêt, de vivre ses rêves d'enfants. Mais il sait que le lendemain, il se lèvera à sept heures précises pour aller rejoindre la masse des hommes en costumes gris et serviettes de cuir qui ont eux aussi étouffés leurs espoirs d'aventure et de liberté pour une petite vie bien rangée. Il ne faudrait pas que les voisins se doutent que ces hommes ont un jour été des humains. Ce serait une honte pour toute la famille. L'homme sait que la femme est entrain de faire la lessive et qu'elle partira à 9 heures 23 précises de chez elle pour aller faire les courses. Bercé par cette routine quotidienne à laquelle il connaît tout, ces familiarités de la vie, peut être ne se rendra t'il jamais compte que sa femme a trouvé le moyen de vivre ses rêves d'enfants, à travers l'homme qu'elle rejoint tous les jours dans l'après midi, et dont la folle histoire d'amour nourrit déjà les potins de toutes les commères du quartier, aigries de leur propre manque d'amour et de leur vie si simple et ennuyeuse. Mais peut être est ce mieux ainsi.
     


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique