• Je vois la larme se former au coin de son œil. Elle brille à la lumière de son regard avant de glisser doucement sur sa joue. J'entends le son de la goutte qui tombe sur le sol et il résonne en moi, il m'ébranle. Je ne veux pas qu'elle pleure, parce que cela me prouve que je lui ai fait du mal. Pourtant déjà une nouvelle larme se forme. Et tombe. Je préfèrerais fermer les yeux sur mes bêtises, mais elle continue de pleurer. Je ne sais pas quoi faire et je crois que je ne l'ai jamais su. Y avait il quelque chose que je pouvais faire de toute façon ? Un enfant peut il sécher les larmes de sa mère ? Un nuage passe devant ses yeux et cache la lumière resplendissante de son regard. La grisaille masque les paillettes d'or de ses iris. Je n'ai jamais pu regarder ma mère en face autrement que lorsqu'elle pleurait. De peur de m'aveugler, de me brûler les ailes à sa splendeur ardente. Une de ses larmes s'écrase dans mes cheveux et comme si la goutte pesait une tonne je courbe la tête et je tombe à genoux. Je ne suis pas croyante et pourtant je voudrais me mettre à prier. Même si je sais que joindre les mains et fermer les yeux ne changera rien. Le mal est déjà fait, et elle est tellement perdue dans son malheur, dans sa souffrance, désormais, que plus rien n'existe autour d'elle. Je suis trop petite pour exister à ses côtés. Mes larmes se mêlent aux siennes alors que sa douleur enfle, protubérance énorme et prête à exploser. L'air se charge d'une lourdeur prémonitoire. Même si j'avais voulu me relever, je suis désormais paralysée dans ma situation de soumission. Elle pleure. J'ai peur. Elle pleure encore. La souffrance ressort. Sa peine est telle qu'elle déteint sur moi. Sur nous tous. Car soudain je ne suis plus seule mais tous les enfants s'agenouillent devant leurs mères éplorées, chacun de leur côté mais tous unis dans notre vulnérabilité. Et elle pleure encore, et je ne respire plus, et j'attends l'explosion, il n'y a plus d'échappatoire, il faut faire face. Paniquée, je sens un hurlement  muet sortir de ma gorge serrée, mais il est invisible à la mère. Car enfin elle implose.

                Son hurlement se fait tonnerre. Le ciel tout entier se met à gronder, le sol tremble sous moi. Devant sa colère, je perds mes repères. Je ne sais plus où je suis, ce qui est en haut et ce qui est en bas. Les pleurs deviennent des rires et la joie devient mélancolie.  Je n'arrive plus à comprendre mes propres émotions. Je sais que j'ai mal parce que ma mère pleure, mais sa colère m'exalte. Quand son cri m'atteint, je suis transpercée, je sens la blessure dans mes entrailles mais l'odeur du sang me rend folle, et désormais mon hurlement se joint au sien. Dans notre communion, je la comprends enfin, je sens ce fardeau à l'intérieur d'elle. Il est bien trop gros, bien trop lourd. Il s'est logé dans sa poitrine mais désormais il cherche à sortir. Fracture trois côtes au passage. Elle hurle et hurle encore. Désormais j'étouffe sous le poids de ses larmes. Je me noie. L'obscurité recouvre le monde. Ses mains tremblantes s'agrippent à sa chemise et la déchire. Et quand elle arrache le tissu, c'est sa propre chair qu'elle arrache, pour enfin faire sortir le monstre de sa poitrine. La lumière d'un éclair venant droit de son cœur illumine le ciel désolé. La douleur se fait telle que je ne peux plus bouger, comme électrocutée.

                Et puis ses bras retombent. Cela n'a duré que quelques micro secondes et pourtant la lumière trop vive a laissé son empreinte dans mon esprit. Je suis encore sonnée, il y a des taches de couleur qui dansent devant mes yeux, mais je sens le monde qui tout doucement revient à la normale. La lumière du jour reprend le dessus sur l'ombre terrifiante de l'orage. Je suis seule sur le pavé à regarder le ciel. Quelques gouttes tombent encore ici et là mais il s'agit juste des derniers remous après la tempête. Je suis toujours à genoux sur le sol détrempé, je garde les yeux rivés au dessus de moi et j'envoie mon amour au ciel qui ne me répondra pas. Pourtant chaque fois que l'orage résonne, je pleure avec lui. Je lui rappelle que je suis là aussi. Car les gouttes de pluie sont les larmes d'une mère qu'on a oublié d'aimer. Et je suis une enfant qui a trop à donner.


    1 commentaire
  • Je n'ai été vu que quand je suis devenu invisible. Pendant des années, j'étais celui qu'on ne voyait pas. Les regards glissaient sur moi sans s'arrêter. A l'école, j'étais celui dont les profs ne retenaient jamais le prénom. Quand en quatrième j'ai demandé à ce qu'on le change, ils ont rapidement acquiescé, mais ils n'ont jamais vraiment essayé par la suite. Je n'ai jamais osé les reprendre. Peut être que finalement je ne voulais pas attirer l'attention non plus. Il y a des avantages à ne pas être vu. Les autres élèves n'ont rien dit quand j'ai coupé mes cheveux. A la maison, mes parents faisaient les autruches, la tête dans le sable pour ne pas entendre les mots qu'ils ne voulaient pas accepter. Apparemment il n'y avait rien de plus terrible que les termes de dysphorie et de transgenre. Ils m'ont laissé faire comme je voulais, alors je n'en ai pas demandé plus.

    Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Je préfère ne pas m'attarder devant le miroir. Des traits trop féminins qui me minent le moral. Quelques cicatrices, mais elles passent inaperçues sous les manches longues de mon uniforme. Je ferme les yeux sur ce qui fait mal moi aussi, je fuis comme les autres. Je nie mon corps comme les autres oublient mon existence. Mais progressivement mes contours ont commencé à s'effacer. Je ne saurais pas vraiment comment l'expliquer. Ca ne s'était jamais vu auparavant. J'étais devenu flou. Les gens s'y reprenaient à deux fois quand ils me voyaient. Au lieu de sentir leur regard glisser sur moi comme d'habitude, je savais désormais que si je me retournais, je verrai leurs yeux inquisiteurs portés sur moi, les sourcils froncés, comme pour essayer de déchiffrer l'énigme que j'étais devenu.

    Et puis je suis devenu translucide. Mes parents ont laissé les médias venir chez nous. Ils ont pris des photos de ma peau, tellement fascinés par sa disparition progressive qu'ils n'ont pas vu les trainées rouges qui la marquaient. Des scientifiques sont venus aussi. Ils me tiraient les cheveux, prenaient mon sang puis se réunissaient dans un coin de la maison, pour parler entre confrères, me jetant de petits regards inquiets. J'étais sous le feu des projecteurs, littéralement. Tout le monde connaissait mon prénom. Enfin celui que mes parents m'avaient donné à la naissance, pas celui que j'avais choisi pour moi-même. Mais pour une fois j'étais regardé, et une part de moi aimait bien l'attention. A défaut de corps, tout le monde faisait attention à moi. La voisine d'à côté m'a fait des cookies. A défaut d'avoir une voix, tout le monde connaissait mon histoire. Avec l'argent des interviews et de la recherche scientifique, mes parents ont refait ma chambre. Les gens à l'école voulaient une photo avec moi. Avec ce qu'il restait de moi. Je souriais mais le rouge de mes lèvres avait disparu.

    Et puis j'ai compris pourquoi tout le monde était si gentil avec moi. Le processus ne s'arrêtait pas. Un jour, je n'ai pas réussi à distinguer mon reflet dans le miroir. Je suis devenu une ombre, ma voix paraissait lointaine. Les gens ont commencé à croire que tout cela n'était qu'un coup monté, un jeu de lumières et quelques micros cachés. A l'école, on a peint des insultes sur mon casier. J'avais de plus en plus de mal à l'ouvrir de toute façon, mes mains incapables de prendre fermement le cadenas pour composer le code. J'ai arrêté d'aller à l'école. J'étais si faible que je devais rester alité presque tout le temps, dans ma nouvelle chambre, fraichement repeinte. J'entendais les cris de mes parents dans le salon, les larmes de maman. Elle disait qu'elle voulait sa fille. Habituellement j'aurai grimacé à sa formulation. Mais je devenais incapable de ressentir des émotions, des pensées. Elles disparaissaient en même temps que mon cerveau.

     

    En peu de temps, il ne restait plus rien de moi. Plus de pensées, plus de cœur, plus de corps. Maman a fait une dépression. Désormais, elle aussi avait des traces rouges sur ses bras, mais Papa s'en est rendu compte et il l'a emmené voir une psy à qui elle a pu parler, qui l'écoutait, qui la voyait. Papa ne parlait presque plus. Il travaillait beaucoup. Son chef préoccupé lui a donné des congés supplémentaires qu'il n'a pas voulu prendre. Alors il lui a donné une prime, pour réussir à passer ces moments sombres. Et moi ? Ma chambre est devenu un bureau pour Papa. On n'avait pas de corps à enterrer mais ils ont quand même dressé une tombe. Avec un nom de fille en lettres dorées. Pas de photo. Maman refusait de venir au cimetière, parce qu'elle disait que c'était trop pour elle. L'espace d'un instant, le monde entier s'était contracté autour de moi et puis comme une boule en mousse qu'on arrête de serrer, il avait repris sa forme initiale, son fonctionnement habituel. Je n'ai été vu que quand je suis devenu invisible. Et ensuite ? Il n'y avait plus rien à voir.


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique